AVERTISSEMENT : Cette réflexion est difficile, complexe et « confrontante », mais je la crois juste, sincère et nécessaire. Elle se veut franche, bien que l’audace – ou l’insolence, c’est selon - qu’elle suppose puisse être mal perçue. Mon but n’est pas de choquer; je prône l’échange bienveillant pour provoquer des discussions courageuses entre nous et avec nous-mêmes, et, j’ose croire, des changements, éventuellement. Rien ne sera jamais parfait, mais l’autocritique et l’autorégulation sont, chez nos élèves autant que chez nous, enseignant(e)s, de puissants leviers pour le développement professionnel et le bien commun. Attachez vos tuques et abordons – avec beaucoup d’humour et d’humilité - le complot de la théorie.
Mise en situation
Vous avez envie d'apprendre la danse classique. Votre prof est une danseuse professionnelle très enthousiaste. Tous les jours, elle vous fait asseoir près du mur alors qu'elle s'élance habilement sur le plancher de danse pour vous montrer les mouvements à faire pour être un expert. Vous voyez les mouvements, vous les analysez dans les moindres détails. Mais rapidement, à force d'observer, vous vous ennuyez. Elle vous montre donc des affiches multicolores et des cahiers variés, et vous propose un exercice : vous devez être en mesure d’identifier chaque type de danse que vous observez, en justifiant ce qui vous pousse à faire ce choix. Elle vous explique que si vous arrivez à tous les nommer, vous serez plus facilement en mesure de bien danser. Vous suivez donc son conseil et travaillez, de façon acharnée, à apprendre à différencier les différents types de danses. Puis, un matin, votre prof vous demande de prendre place sur la piste afin de lui montrer ce que vous avez appris. Vous êtes nerveux, incertain, mais faites ce qu'elle demande, en tentant d'enchaîner les mouvements que vous l'avez maintes fois vue exécuter. Vous êtes conscient que vous aurez besoin de pratique, car vous trouvez l'exercice difficile. Votre prof, assise au fond de la classe, vous observe en silence et indique sur un carton la note qui correspond à votre piètre performance, sans plus d’explications. Elle vous annonce que vous avez des difficultés flagrantes avec ce type de mouvements et vous suggère de refaire des exercices d'identification des types de danses pour vous exercer avant votre prochaine performance. Mais vous, c'est pratiquer la danse classique qui vous intéresse. Vous êtes un peu découragé, voire humilié, et un choix s’impose : soit vous persévérez, sachant que le processus sera long et pénible et que le plaisir que vous en retirerez sera grandement inférieur à l’effort; soit vous abandonnez et décidez de réserver votre énergie pour une autre activité qui respecte davantage vos goûts et/ou vos forces. Dans tous les cas, vous n’êtes pas satisfait du déroulement des cours et songez à fuir. Parce qu’heureusement, en tant qu'adulte, vous en avez la possibilité.
Certes, cette mise en situation pourra vous sembler loufoque ou impertinente. C’est pourtant ce qui m’apparait me décrire le mieux quand je m’observe enseigner l’écriture et la lecture à mes élèves. En effet, développer une compétence, ce n’est pas tenter de répéter ce qu’on voit ou entend après avoir passé beaucoup de temps à faire des exercices théoriques. Pour apprendre des notions et progresser dans une compétence, il faut mettre en action cette compétence le plus souvent possible et recevoir des rétroactions à propos de notre pratique. Il faut savoir comment faire, et donc se pratiquer à faire. Et c’est encore mieux si l’enseignement prend en compte nos forces, nos faiblesses, nos intérêts et qu’il propose des situations signifiantes et variées. C’est une évidence pour chaque compétence qu’on développe dans la vie, comme enfant, comme adolescent, comme adulte. Sauf qu’en tant qu’adulte, on détient le droit d’éviter. Pas nos élèves.
La théorie ne remplace pas la pratique
Le complot de la théorie - jeu de mots fort élaboré, n'est-ce pas? - reflète le besoin, pour les enseignant(e)s, d'amorcer un apprentissage par la théorie et d'omettre trop souvent la pratique pour passer directement à l'évaluation. Pour certains élèves, c'est comme si les dés étaient pipés d'avance : les enseignants magouillent obséquieusement pour prioriser la théorie au détriment de la pratique, ce qui ne les mène pas forcément à l'échec, mais ne permet certainement pas le développement de leur plein potentiel non plus.
Ainsi, comme enseignant(e), il serait pertinent, dans un monde idéal, de prendre le temps de s’interroger sérieusement lors de notre planification à propos de l'objectif poursuivi lors de l'instauration d'une pratique ou d'une tâche. Je me suis personnellement prêtée au jeu, parce que je sais que je dois m'efforcer de demeurer consciente de ces aspects, que le tourbillon de ma tâche a tendance à éclipser.
D’abord, est-ce que je prévois cette tâche pour faire apprendre mes élèves ou pour les évaluer? Je pense que dans le feu de l’action, on a tendance à confondre les deux. Non, pas à les confondre, à les fusionner. C’est ce que j'associe au complot de la théorie. Par exemple, si on a comme idée de faire lire un roman à des élèves pour leur faire ensuite passer un questionnaire sur ledit roman, sans accompagnement ou enseignement de stratégies, ce n’est pas un apprentissage en lecture. En fait, ce n’est pas non plus une évaluation, parce qu’on ne leur a rien appris. C’est un peu la même chose pour l’écriture : si on planifie d’enseigner la théorie du texte narratif en trois cours et qu’on demande ensuite aux élèves de rédiger un texte qui reprend les notions enseignées, sans exercice informel, suivi ou rétroaction préalables à la correction finale, ce n’est pas une évaluation profitable. Surtout si on avait pris pour acquis que les élèves "devraient savoir".
Si c’est pour apprendre : est-ce qu’il s’agit d’un savoir essentiel? Est-ce qu'il s'inscrit dans une séquence logique? Est-ce que je réponds à un besoin chez l'ensemble de mes élèves? Est-ce que cette pratique est la plus efficace pour l'enseignement et le développement optimal de cette compétence? Est-ce que j'enseigne une compétence ou une notion? Si c'est une notion, à quelle compétence est-elle reliée?
Si c’est pour évaluer : est-ce pertinent, ou plutôt, est-ce lié à un savoir essentiel ou à une compétence? Est-ce que mes élèves connaissent l'intention derrière cette évaluation, ainsi que les critères que j'évaluerai? Est-ce que la forme de l’évaluation que je désire mettre en place permettra à mes élèves d’exprimer pleinement leur potentiel? Mais surtout : est-ce que je m’apprête à évaluer une notion ou une compétence que j’ai réellement enseignée? Il arrive trop souvent que non, soyons francs. Si oui, quelle rétroaction correspondra à cette évaluation? Quelle forme prendra-t-elle? Comment pourrai-je faire pour m’assurer qu’outre le fait que j’aie réussi à collecter des traces « chiffrables » pour établir mon jugement - qui ira au-delà du calcul mathématique des notes, évidemment -, mes élèves en retireront autre chose qu’une note qui ne correspondra peut-être pas à leurs efforts? Enfin, quelle place lui accorderai-je dans mon jugement final? Pourquoi?
Ceci n'a rien de personnel. C'est normal de devoir prendre du recul pour recentrer nos pratiques. Nous prenons tous et toutes des habitudes, pour une raison ou pour une autre, que nous ne remettons pas en question parce qu'elles sont ancrées dans nos pratiques, qu'elles nous conviennent et nous sécurisent. L'humain est capable d'adaptation, mais il choisit ses batailles. Comme enseignant, on doit faire des choix pour survivre, c'est inévitable. La question, c'est plutôt : est-ce que l'éducation de la relève vaut la peine qu'on se questionne par rapport aux pratiques efficaces et qu'on amorce, pour leur bien, des changements nécessaires? Et si on commençait par éviter de nourrir le complot pour rendre cohérentes nos pratiques?
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